Zagora, ou "Derrière la montagne"

                                                                                                                                                                         

Auteur : Jaroslav Skácel

Traduction : Hakim Safadi

 

J'hésite à considérer cet article, soit comme une «communication professionnelle», soit comme un « essai littéraire ». Je ne peux prétendre qu’il s'agisse d'un article à caractère technique, loin s’en faut. Quant à la belle prose, le texte contient plutôt des références trop professionnelles pour être considéré comme tel. Mais le thème est tellement provocateur et attrayant que je ne peux céder à la tentation de le partager avec des collègues et des lecteurs.

Au Maroc, à la limite sud - centrale de l'Anti-Atlas, entre son ancien noyau et la longue et étroite chaîne des montagnes, constituée des sédiments ordoviciens et siluriens du «Jbel Bani», le bassin du désert s'étend du sud-ouest au sud-est, sur un espace de 45 x 40 km environ. Au centre de ce bassin, une crête s’élance du nord-est, tectoniquement limitée par les plus vieilles roches du Maroc, qui atteint une altitude de 974 mètres, culminant à 300 mètres au-dessus du désert environnant. Cette crête s’atténue brusquement au milieu de la plaine, au bord du fleuve Draa qui coule du nord au sud, l'entourant d'un méandre aigü, où se situe une petite ville pour laquelle on ne pouvait imaginer meilleure appellation que celle de : ZAGORA. Et c'est-là une réalité qui provoque, voire irrite. On peut se demander ce qu’est venu chercher, sur un territoire musulman, un tel nom dont la résonnance est intensément slave, parmi les autres appellations telles qu’Agadir, Taurirt, Tizert, etc…? D'où venait celui qui a donné ce nom à cette ville ? Et de surcroît „za horou“ („au-delà de la montagne“). Le lien même du nom "Jbel Zagora" avec n'importe quelle autre montagne, est si étrange. Pourquoi l’appelle-t-on "Montagne Zagora", c’est-à-dire la "Montagne derrière la Montagne". Le nom est dérivé du nom des murs de la ville, cachés derrière une montagne, répartis sur son versant nord. La frontière méridionale du Maroc est formée par les cîmes infranchissables, longues de plusieurs centaines de kilomètres, du Jbel Bani. On ne peut le traverser vers le nord qu'au niveau des cours d'eau actuels ou anciens.

Célèbre panneau de la route des caravanes, à travers le Sahara vers le Niger.


L'importance stratégique de cette forteresse située sur le fleuve Draa et l'oasis, est évidente. La forteresse de Zagora protégeait cette zone riche et fertile autour du fleuve Draa contre les voleurs nomades sahraouis. Une oasis de 180 km de long et parfois plus de 2 km de large, couverte presque sans interruption par une vaste palmeraie, comportant des champs de céréales et des cultures fourragères, ainsi que des serres de légumes artificiellement irriguées. On sait que les origines de la ville fortifiée remontent à la dynastie des Almoravides, entre le XIe et le XIIe siècle. On ignore cependant le nom de celui qui l’a fondée et dénommée ainsi. C'était probablement une personnalité importante et respectée, militaire ou politique, voire commerciale, opérant dans cette région, ou peut-être même un étranger qui était au service des dirigeants berbères de Sijelmassa. De l'ancienne Zagora ne restent aujourd’hui que les ruines et vestiges des puissants murs de pierre, sur la pente de la rive gauche du fleuve Draa, dont la population avoisinait alors les 1000 habitants.

La ville actuelle du district de Zagora est située sur la rive droite du fleuve Draa. Comparée à l'ancienne Zagora, elle n'est pas très différente en ce qui concerne sa taille. On y trouve un siège de Caïdat, où l’ordre et la sécurité sont assurés par des "mokhaznis" armés de fusils datant de la première guerre mondiale. Il y a également une poste, une école, une mosquée, un centre médical, des boutiques, quelques salons de thé et cafés, des stations-service et surtout un hôtel de luxe (le "Grand hôtel Diafa") où vous pouvez vous faire servir une bouteille de bière bien fraiche, pour l'équivalent de 2 $ US. L'électricité est produite par le générateur diesel de la Municipalité. À la périphérie de la ville, il y a une place pour le marché hebdomadaire où se tient le «souk», une fois par semaine , et enfin un petit aérodrome d'atterrissage. (Données collectées en 1989).

A tort, on pourrait croire  que c’est la fin de la civilisation, mais ce n'est pas le cas. C'était et c'est toujours un carrefour important pour les voyages de grandes distances, menant vers tous les coins du monde. Au nord, la vallée du fleuve Draa est sillonnée par la principale route goudronnée, longue de 162 km, arrivant de la ville provinciale d’Ouarzazate. En particulier, son tronçon entre Agdz et Zagora, est classé parmi les plus beaux paysages de falaises marocaines, avec les formations des roches ordovico-siluriennes. Dans la palmeraie, sur la rive gauche du fleuve, se trouvent dissimulés des «ksars» (villages familiaux fortifiés), dont certains étaient habités par des populations juives. Il s'agit en effet de zones de peuplement très anciennes. Signalons au passage que quelques tribus juives étaient arrivées dans cette région à la fin du 1er siècle, après la défaite de la rébellion et la destruction du Temple de Jérusalem, et se sont installées dans la vallée du fleuve Draa. A partir de cette région, les Juifs contrôlaient le commerce transsaharien de l’or et également la production de bijoux en argent. Toutefois, leur hégémonie a été interrompue plus tard par les chrétiens.

      Zagora
   Zagora, vue Nord-Ouest. La palmeraie, longeant le fleuve Draa, borde la ville actuelle de Zagora.                                           Les ruines originales de Zagora se trouvent au niveau du col de montagne (au milieu de la photo)                                           entre l'aiguille et la montagne de Zagora proprement dite, sur la rive gauche du fleuve Draa 

Jadis, la route goudronnée s’achevait à Zagora, ce qui était indiqué par un panneau routier devenu célèbre, représentant une caravane de chameaux sur fond de  paysage désertique, et où la direction vers le sud était indiquée par une flèche. Ce panneau routier particulierèment original, indiquait en arabe et en français, la destination "Tombouctou 52 Jours". Plus au sud se trouve, à environ        15 km de Zagora, le village de Tamegrut, doté d’une importante école islamique (une Zaouiya) et une précieuse bibliothèque d’anciens textes arabes, comptant quelque 4000 volumes de manuscrits. Une gorge étroite creusée par le fleuve Draa vers le désert en direction du sud-ouest à travers le Jbel Bani, conduit le voyageur vers la vaste nécropole de "M'Hamid Foum Rjam"près de Nesrat, située entre le village de Tamegrut et le dernier hameau marocain. Cette nécropole est parsemée de plusieurs milliers de tumulus, datant du Ier au IIIème siècle, prouvant ainsi l'existence, depuis la préhistoire, d'une forte densité de peuplement de la région. 

À l'Est, une bonne piste non asphaltée mène sur une distance de 240 km de Zagora à l'ancienne métropole de l'Empire berbère Sijelmassa, dans l'oasis du Tafilalet, où se trouvent actuellement les villes d’Erfoud et de Rissani. À 90 km de Zagora, cette route passe à travers Maider, une grande étendue où se trouvent les gisements de cuivre d'Oum Jerrane et de Bou Kerzi. Une petite curiosité cartographique a attiré mon attention concernant le double nom du col situé à 30 km de Zagora : sur le chemin de l'est, le col s'appelle "Tizi n'Tafilalt", alors que dans la direction opposée, d'est en ouest, le même passage s'appelle "Tizi n'Draa", qui figure dailleurs dans une carte topographique officielle, à l’échelle de 1: 100 000 !

À l'Ouest, il était difficile de traverser la zone militaire pour rejoindre la capitale provinciale de Tata, puis la côte atlantique. À la frontière sud de l'Anti-Atlas occidental, se dressent plusieurs villages habités à l’origine par une population chrétienne. Dans le village d'Ijja, qui signifie "Jésus", j'ai eu l'occasion de photographier une maison en pierre, avec un symbole de la croix chrétienne au-dessus du portail.

Le tronçon le plus difficile était la partie initiale de la piste, en direction du nord-ouest, qui suit la principale rupture de l’Anti-Atlas et traverse la voûte précambrienne d'El Graara, où se trouvent les formations géologiques les plus ancienes du Maroc (P-O archaïque et pré-P-I inférieur). La piste longe ensuite le gisement cuprifère d'El Bleida jusqu'aux gisements de cobalt-nickel de Bou Azzer et Tazenakht, du col de Tizi n'Taratine, dans l'Anti-Atlas Ouest du Souss, et Taroudant, la métropole berbère occidentale.

 L'aiguille au-dessus de la rive gauche du fleuve Draa. À l'extrême droite, les vestiges des murs de la ville originale de Zagora sur le versant de la montagne du même nom.

 

Ces routes sont d'anciens chemins empruntés par les caravaniers. Lorsque je me suis intéressé à l'origine et la signification du nom de Zagora, il était donc nécessaire de se pencher au moins sur les principaux événements historiques. Par hasard, j'avais rencontré dans le camp d’Ouarzazate des fonctionnaires de l'Institut cartographique marocain, venus identifier et enregistrer les noms locaux des montagnes, des vallées et des villages, pour une nouvelle édition des cartes topographiques. Lorsque j’ai posé la question pour savoir si le mot "Zagora" signifiait quelque chose dans le dialecte local, ils ont secoué la tête avec grand étonnement, tout comme moi, j’aurais réagi si quelqu’un me demandait ce que signifie le mot "Olomouc" ! Pour les marocains et les français, Zagora signifie simplement Zagora !

J'ai raté l'occasion de poser une telle question au seul Slave qui connaissait profondément la région. Il s’appelait Georges Choubert, un excellent géologue français d'origine russe, que j'ai eu l'occasion d’accompagner en 1972 dans ses recherches sur la période précambrienne dans la région de Siroua. Plus tard, j’ai cherché dans ses publications si par hasard, il n’y avait pas une mention de l'origine du nom "Zagora", mais en vain. Lui, comprenait certainement la signification du mot Zagora, parce qu'il parlait encore le russe, sa langue maternelle. Il a travaillé pendant de nombreuses années dans l'Anti-Atlas et a posé, entre autres, les fondements de la stratigraphie locale précambrienne. Il a défini les formations limitées à l'âge le plus archaïque et précambrien inférieur, avec une radiométrie établie à 2 600 millions d'années, et les a appelées "zagorides".

Ainsi dans cette région, comme ailleurs au Maroc, il y a eu des périodes de migrations de différentes ethnies et religions qui ont traversé le pays, avant l'arrivée des Arabes. On ne peut donc pas exclure qu'il y avait parmi eux quelqu’un provenant des nations slaves de l'Empire byzantin qui a pu donner à cette localité le nom de Zagora, interprétant ainsi sa position sur le terrain. Ce mot était facilement prononcé par les tribus nomades d'alors, et plus tard, tout aussi bien par les populations sédentaires. Le nom Zagora pourrait donc être probablement d'origine bulgare. L'origine exotique de Zagora, outre le fait d’être un nom étrange, pourrait également signifier un matériau de construction : en effet, les ksars berbères dans la vallée du Draa sont construits en argile non cuite (en pisé), tandis que les ruines de l'ancienne Zagora sont en pierre.

                                                                                                                                        ČMSPS - 07.03.2018